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LE MADRAS SUBVERSIF
Par Mme Veerle Poupeye Rammelaere
Professeur au « Center for Latin American and Caribbean » à New York.
Auteur d’essais sur les artistes de la Caraïbe notamment en Jamaïque où elle a travaillé pendant 18 ans.
Et d’un ouvrage sur l’art contemporain dans la Caraïbe :
« Carribean Art ». - Art and architecture, 1998;C’était en 1994, lors de la Deuxième Biennale de Peinture Caribéenne et Centre-américaine de St. Domingue, que j’ai eu la première occasion de voir l’œuvre de José Legrand. Il faisait partie de la délégation de Guyane Française, avec des tableaux en techniques mixtes qui utilisaient déjà le thème du madras, et il a présenté une conférence-diaporama sur son œuvre à laquelle j’ai assisté. J’ai été particulièrement frappée par ses œuvres conceptuelles datant des années 70, qui remettaient en question les politiques raciales, colonialistes et culturelles sous une forme graphique hardie qui me faisait penser aux œuvres que des artistes noirs britanniques tels que Keith Piper, Eddie Chambers et Sonia Boyce ont commencé à produire presque une décennie plus tard, dans les années 80. Je voulais en savoir plus sur cet artiste fascinant et sur la réception de son œuvre en Guyane et en France mais, comme c’est trop souvent le cas dans la région caribéenne, il s’est avéré difficile de rester en contact. Je suis donc ravie d’avoir enfin l’opportunité de contribuer au discours critique sur l’œuvre de M. Legrand.
Le ton, contenu et aspect visuel de la série d’œuvres Madras Como Maré de José Legrand peuvent sembler radicalement différents des œuvres qu’il a produites en France pendant les années 70, mais il y a une continuité. Une œuvre précoce en particulier mérite d’être mentionnée ici, un collage sur bois en techniques mixtes sans titre datant de 1976 (« Colonialisme et Culture – Nos Ancêtres les Gaulois »), qui a affronté de manière sardonique l’absurdité et la violence du système colonial français assimilationiste, par le biais duquel l’histoire du peuple colonisé fut remplacée par une mythologie nationale imposée de « francité » (blanche). La présence du madras dans la culture guyanaise est le résultat d’impositions similaires : inventé en Inde coloniale comme une version « hindouisée » en coton des motifs à carreaux des clans écossais, le tissu madras fut introduit en Guyane au milieu du dix-neuvième siècle comme élément du code vestimentaire imposé en relation à un système complexe de classification raciale, sociale et professionnelle. Mais contrairement aux « ancêtres gaulois » imaginaires, le madras est devenu une partie constitutive de l’identité culturelle guyanaise. Comme José Legrand l’a affirmé dans une interview en 2001 : « [L]e madras est le résultat d’une réalité coloniale de plusieurs siècles. Il est devenu une sorte d’objet identitaire : d’abord imposé, puis paradoxalement accepté – et ce, de façon inconsciente ... »
Au travers de son utilisation domestique et personnelle – allant d’objets utilitaires-décoratifs comme le patchwork connu sous le nom de konvwé aux tenues de fête spectaculaires – le tissu madras humble mais visuellement beau a été approprié de manière créative et transformé dans la culture guyanaise émergeante, devenant ainsi un signifiant puissant des négociations identitaires complexes et continues qui ont façonné la Caraïbe moderne. Sur ces processus, le critique culturel d’origine jamaïcaine Stuart Hall a écrit :
L’identité culturelle n’est jamais produite à partir de rien. Elle est produite à partir des expériences historiques, des traditions culturelles, des langues perdues et marginales, des expériences marginalisées, des peuples et histoires qui restent à écrire. Voilà les racines spécifiques de l’identité. D’autre part, l’identité elle-même n’est pas la redécouverte de ces racines, mais de ce qu’elles, en tant que ressources culturelles, permettent à un peuple de produire. L’identité n’est pas dans le passé à retrouver mais dans le futur à construire. Et je dis cela non pas parce que je pense donc que les peuples caribéens peuvent un jour abandonner l’activité symbolique qui consiste à essayer d’en savoir plus sur le passé d’où ils sortent, parce que c’est uniquement de cette manière-là qu’ils peuvent découvrir et redécouvrir les ressources au travers desquelles l’identité peut être construite. Mais je reste profondément convaincu que leurs identités pour le vingt-et-unième siècle ne se définiront pas en prenant littéralement les vieilles identités, mais en utilisant les patrimoines culturels extraordinairement riches et complexes que l’histoire leur a
légués, comme autant de musiques différentes à partir desquelles un son caribéen pourrait un jour être produit.[1]
Le madras est, indéniablement, une telle ressource culturelle au travers de laquelle des identités peuvent être, et ont déjà été, négociées.
La Guyane n’est pas, bien entendu, le seul endroit où le madras est devenu une partie de la culture créole : on le trouve à travers la Caraïbe non-hispanique où il est largement reconnu comme un symbole de l’identité créole. La poète jamaïcaine Louise Bennett (« Miss Lou »), dont la poésie pionnière en créole jamaïcain a donné à la langue vernaculaire la légitimation sociale et culturelle qui lui avait été refusée dans la Jamaïque coloniale, avait l’habitude de réciter son œuvre habillée de vêtements « traditionnels » en madras. Le madras est également fréquemment utilisé pour les «costumes nationaux » portés par les reines de beauté caribéennes et les travailleurs de l’industrie du tourisme, pour la fabrication de souvenirs et pour le décor intérieur des boutiques de cadeaux. Dans de tels contextes commerciaux et promotionnels, le madras est devenu un élément banal de « l’emballage » du produit Caraïbe destiné à la consommation externe. Même les utilisations nationalistes et politiquement inspirées du madras se sont souvent détériorées en une nostalgie simpliste et essentialiste, qui ne traduit pas sa signification culturelle complexe et contradictoire.
José Legrand, par contraste, évite le nostalgique ou l’exotique et reconnaît plutôt la nature profondément subversive des processus d’appropriation et de transformation qui ont fait du madras une « ressource culturelle » déterminante dans la Caraïbe. Il reconnaît, pour reprendre l’expression de Jamaica Kincaid, qu’ « il y a un monde de quelque chose » dans le madras et en fait l’objet d’une série multidimensionnelle d’interrogations critiques et esthétiques, dans lesquelles le madras est déconstruit, agrandi et, finalement, reconstitué dans des motifs ouverts ressemblant à des puzzles et rappelant le konvwé. Utilisé ainsi, le madras devient un outil critique subtile mais puissant contre le pouvoir disciplinaire du colonialisme qui autrefois imposait le madras comme élément d’un code vestimentaire, contre l’assimilation culturelle avec la France métropolitaine, contre les forces homogénéisantes de la mondialisation et contre un environnement artistique souvent indifférent et sans imagination.
Le statut politique et géographique unique de la Guyane comme département français d’outre-mer situé sur le continent sud-américain l’amène souvent à être perçue à l’écart du reste de la Caraïbe, beaucoup plus que les îles de la Martinique ou de la Guadeloupe. Cependant, en tant qu’historienne de l’art spécialisée dans l’art caribéen, basée en Jamaïque ces dix-neuf dernières années, je ne peux conclure cet essai sans faire référence à la place qu’occupe José Legrand au sein du contexte élargi de l’art caribéen. Je ne connais pas d’autres artistes caribéens ayant utilisé le madras de manière comparable, mais son utilisation critique, synecdochique de « ressources culturelles » caribéennes historiques appelle à une comparaison avec les installations sucrières de Marc Latamie, l’iconographie ironique de l’époque post-coloniale de Trinidad de Christopher Cozier ou les appropriations du schéma de bateau négrier et des timbres coloniaux britanniques de David Boxer, pour ne citer que trois artistes originaires de la Martinique, de Trinidad et de la Jamaïque respectivement Espérons qu’il sera un jour possible de transcender les barrières linguistiques, politiques et géographiques et de placer l’œuvre des artistes caribéens et les publics qui s’interrogent sur des thèmes similaires dans un dialogue plus soutenu et productif.
[1] Stuart Hall, « Negotiating Caribbean Identities, » in Brian Meeks and Folke Lindahl, eds, New Caribbean Thought (Kingston, Jamaica, 2001), 37-38.
L’engagement, l’irréductible
Par Giovanni Joppolo :
Critique d’art.
Auteur des ouvrages suivants :
« Critique d’art en question ». - L’harmattan, 2000.
« Le matiérisme dans la peinture des années quatre-vingt » . – L’harmattan, 1999.
Découvrir le travail d’un artiste consiste aussi à prendre acte de la posture morale d’un être au monde.
Parmi les quelques textes que José Legrand m’a fait parvenir avec un ensemble de documents sur ses recherches actuelles, il y a un entretien qui s’inaugure par une question et une réponse.
À l’interlocuteur qui lui demande de parler de la place de la peinture dans notre société actuelle, l’artiste répond : « La peinture n’a aucune place particulière ; les peintres travaillent généralement plutôt dans un contexte hostile. ». Et Legrand d’ajouter plus loin : « Peindre devient un véritable engagement, une lutte pour la créativité et contre l’environnement dominant. »
Ce constat lucide d’une situation de vie, de pensée et de travail est parfaitement lisible dans la série récente que l’artiste réalise sur le thème du madras dont il évalue la portée historique en le définissant comme étant le « résultat d’une réalité coloniale de plusieurs siècles ».
Le choix de la répétition - de ce qui constitue la différence de chaque geste et signe produits dans l’apparence de la similitude – traduit une manière unique et irremplaçable de vivre sa présence au monde, et il s’agit bien là d’un principe qui régit l’art terrestre depuis ses toutes premières manifestations. Mais inscrire la démarche de José Legrand dans un si vaste ensemble reviendrait à évoquer les toutes premières empreintes de mains préhistoriques. Sans remonter si loin, il est possible de s’interroger sur des pratiques artistiques du vingtième siècle qui font appel à la réitération, au motif, dans des perspectives à chaque fois différentes.
Commençons par un réseau de significations dont la lecture serait décontextualisée, là où le madras rejoindrait un univers géométrique de verticalité et d’horizontalité. Dans cette optique « hors contexte guyanais », la série « Madras Como Maré » - qui vient à la suite de la série « Sous les cocotiers la grisaille » - engage le spectateur dans l’abîme d’un territoire sans objet, si ce n’est la présence d’une trame signifiant l’illimité et d’un logo qui réitère cette dimension sans limite dans la géométrie sensible et la neutralité subjective des lettres de l’alphabet inscrites à la main.
Le projet de Legrand rejoindrait alors celui de Malevitch lorsque ce dernier écrit à propos de son œuvre « Carré noir sur fond blanc » de 1913 : « L'ascèse vers les sommets de l'art non-objectif est épuisante et pleine de tourments, et pourtant elle rend heureux. Les contours de l'objet disparaissent pas à pas et, enfin, le monde des concepts objectifs - "tout ce que nous avons aimé et pour lequel nous avons vécu" - devient invisible. Il n’y a plus d'"images de la réalité", il n'y a plus de représentations idéales, il n'y a rien d'autre qu'un désert ! Ce désert est cependant rempli de la sensibilité inobjective qui le pénètre tout entier. »
Nous pourrions ajouter à cette hypothèse « carré noir de Malevitch », celle des « fentes » de Lucio Fontana, des « monochromes » d’Yves Klein et de la « suite numérique » de Roman Opalka, c’est-à-dire des propositions qui sont toutes de nature métaphysique.
Mais si cette lecture des « madras » de José Legrand (dont plusieurs sont carrés) apparaît comme étant une interprétation séduisante et plausible, il n’est pas sûr qu’il s’agisse bien là du projet voulu par l’artiste. Mais en sommes-nous totalement sûrs ? En effet, si la référence à Malevitch sous-entend une quête métaphysique (et cette préoccupation est au coeur de toute la recherche de l’artiste russe, et il en va de même pour Fontana, Klein et Opalka), il y a dans le « madras » de Legrand la présence très contextuelle de l’imposition coloniale qui par un arrêté de 1839 autorise l’introduction en Guyane des madras de l’Inde, trame qui quadrillera l’imaginaire créole tel un diktat divin (et dans le terme antillais « béké » – désignant le maître blanc - il y a bien sûr enfoui la signification de dieu-dictateur). En d’autres termes, si dieu il y a dans les « madras » de Legrand, il s’agit bien d’un dieu constricteur qui se contextualise dans l’image de la bureaucratie coloniale.
Le travail de José Legrand s’applique à démonter-détisser cette trame du madras afin que la réappropriation s’avère dans la gestualité subjective et la couleur sensible, afin qu’à travers le « Konvwé » (patchwork) s’accomplisse la reconstruction de l’identité, le rassemblement des éléments épars, de cette part de vitalité que le colonialisme a démembré et équarri.
Toujours dans la sphère de la réitération, du motif et du module, l’art occidental a trouvé la quintessence du désir de structuration à travers une œuvre telle que celle de Daniel Buren. Dispositif plastique impitoyable de quadrillage de tout espace intérieur ou extérieur, les bandes de Buren sont un témoignage ironique des limites extrêmes d’une époque hantée par le besoin de tout encadrer, de tout gérer dans des lieux d’exposition culturo-administrative où triomphe la pénurie de l’imaginaire.
Mais si l’œuvre de Buren s’inscrit dans l’ironie du mimétisme et dans la sur-représentation (déconstruction) d’un type d’espace constricteur, les réitérations sensibles et gestuelles de Legrand rendent quant à elles hommage à toutes les démarches d’économie journalière et domestique en les enrichissant du pouvoir de devenir des témoignages esthétiques de libération individuelle.
Entre les horizontales et les verticales de la grille « madras », entre la peinture et le goudron d’où émergent tout en s’immergeant les lettres subjectives « madras coco maré », l’artiste désenfouit les racines, les rhizomes et les meurtrissures qui sont à la fois les siennes et celles du continent américain.
Il s’agit là d’un art qui propose au spectateur un récit à la fois petit (au sens d’individuel et propre à l’artiste lui-même) et grand (celui de toute la communauté humaine), il s’agit bien là d’un art qui « oppose à la transparence des modèles l’opacité ouverte des existences non réductibles », pour reprendre ce qu’écrit Édouard Glissant dans son « Traité du tout-monde », lorsqu’il réclame pour chacun ce qu’il nomme le « droit à l’opacité », à l’irréductibilité.
Le travail de José Legrand pose en définitive la question de la pertinence d’une recherche abstraite allant au-delà du formalisme, c’est-à-dire la question de la possibilité d’une lecture de l’abstraction dans l’optique d’un engagement politique. Est-il possible de travailler à partir d’une trame abstraite répétitive (dans la sphère du motif) en se référant au politique et à l’idéologique ?
Dans son urgence et son engagement face à cette question, José Legrand me conduit vers le souvenir d’une peinture de jeunesse singulière et emblématique produite par l’artiste américain Robert Motherwell. Son tableau peint entre 1941 et 1944 s’intitule « The Little Spanish Prison » (la petite prison espagnole), en référence à la guerre civile espagnole. Il s’agit d’une peinture à l’huile où sur un fond jaune citron se dessinent six bandes verticales de couleur blanche nuancée et une petite barre horizontale magenta, le tout peint dans une géométrie libre et sensible. Ce tableau fait coïncider une géométrie en rappel lointain de Mondrian avec la réalité des barreaux de prison qui enferment le jaune du drapeau espagnol
C’est dans ce double engagement de l’œil et de l’esprit que se meut le travail de José Legrand, irréductible.
Le continent qu’il habite n’est ni jeune, ni conquis. Irrigué d’histoires et de séismes, de terreurs et d’équarrissages, de métissages et d’hybridations bénéfiques, le territoire dans lequel se meut José Legrand possède sans doute aujourd’hui le terrible privilège de devoir nous indiquer la trace à suivre afin que se tisse une nouvelle humanité plurielle inscrite dans la justesse sensible du geste, du signe et de la pensée.
Giovanni Joppolo (mars 2003)
Jeux et enjeux de quelques variations
sur le thème dans l’œuvre de José Legrand
par Marie -josé Hoyet
Et ceci en premier lieu parce que quasiment toutes ces toiles incluent leur légende dans l’espace du tableau, pratique esthétique ancienne que l’artiste reprend à son compte pour affirmer son parti-pris narratif et surtout pour créer un effet de détournement, voire de retournement de sens : soulignant le lien étroit entre calligraphie et image, la mise en relation du texte écrit et du texte peint qui doivent faire corps pour produire un sens, produit ici un sens autre.
L’évocation du cocotier qui fait partie du paysage quotidien de tout lieu exotique est récurrent dans les ouvrages des voyageurs européens qui se sont rendus dans l’aire caraïbe au XIXe siècle et continue d’alimenter les stéréotypes touristiques du XXe et du XXIe siècles. Ainsi à partir d’un élément local (on songe aux cartes postales représentant la place des Palmistes à Cayenne ou la Savane à Fort-de-France), l’artiste entend aller explicitement au-delà de la façade exotique qui masque un univers combien problématique. De plus, le titre se fait l’écho d’un slogan politique - la phrase-clé de mai 1968 n’était-elle pas “ sous les pavés, la plage ” ? - dont le sens est inversé. Si la contestation n’a pas tenu ses promesses, que dire des jardins tropicaux et que faire de ces clichés longs à mourir sinon en montrer les effets pervers, en utilisant significativement la langue française ?
De même, dans la deuxième série, à partir du madras, s’accomplit une démarche analogue, mais plus complexe et plus codifiée. De la symbolique universelle que porte inévitablement en soi toute image de végétation luxuriante opposée à la grisaille du réel quotidien (bien que contrairement à la Guadeloupe et à la Martinique, ce troisième département français d’Amérique qu’est la Guyane ne jouisse pas du même statut dans l’imaginaire européen), l’artiste se concentre sur un autre élément typique du patrimoine caribéen : le madras. Il nous invite alors à faire un long voyage à rebours dans le temps et dans l’espace, dans une histoire stratifiée dont non seulement il est encore aujourd’hui impossible de faire abstraction mais qui au contraire doit être envisagée avec un regard neuf. Des Indes orientales où naît cette étoffe colorée et précieuse (sur commande expresse des Anglais), en passant par les différents comptoirs de la célèbre Compagnie et les hasards de l’occupation des territoires insulaires par les puissances européennes, le madras débarque aux Indes occidentales pour s’y installer définitivement. Objet folklorique et aujourd’hui désuet, appartenant à une époque révolue, le madras a une histoire qui change de signification en fonction du lieu où on l’observe. Arboré fièrement par les descendantes des esclaves, le “ mouchoir de tête ” des doudous antillaises se retrouve également dans le célèbre refrain créole “ Adieu foulards, adieu madras ” que l’on chantait lors des séparations portuaires pour célébrer - nostalgiquement - la femme abandonnée. Partie intégrante de la vieille imagerie coloniale, il récupère de ce fait, en même temps qu’il s’inscrit fortement dans le champ référentiel caribéen, une de ses composantes essentielles qu’on a trop souvent tendance à occulter, à savoir sa dimension africaine.
Enraciné sans conteste dans l’humus guyanais et projeté d’emblée dans une réalité extra-européenne, le discours de José Legrand se construit au carrefour de multiples références. Il se fait avant tout questionnement permanent d’une mémoire qui – quelles que soient les réticences de la France à l’affronter – en convoquant l’histoire et la géographie inscrit délibérément sa démarche dans un horizon postcolonial.
Le choix de la langue créole, pour cette deuxième série, témoigne d’un enracinement plus spécifique dans le vécu local en même temps que la concision des paroles attire l’attention sur le message quelque peu mystérieux qu’il est possible de percevoir de plusieurs manières : en se laissant porter par la magie des mots à consonnance étrangère pour les non natifs de la région (mare : mer en italien, como ou komo : société secrète chez les Bambaras du Mali, etc.), ou bien en le décryptant pour en faire émerger toute la violence.
Le madras ainsi revisité renoue avec sa composante populaire et devient, grâce à la valorisation de la matrice créole, une icône tout à fait neuve.
La totalité des toiles qui composent la série des madras pourrait se concevoir – au-delà de la référence explicite au patchwork sur laquelle José Legrand s’est exprimé à plusieurs reprises – selon un processus de mise en abyme, comme un grand madras qui en contiendrait de nombreux autres. En effet, la partition de l’espace en rectangles, qui vont le plus souvent par quatre ou par six, constitue des unités dont chaque élément se fait l’écho d’un autre, jusqu’à épuisement des possibles, de même que le nouveau madras peint – quelque peu irrégulier, défait, effiloché et sali par les traces de goudron sur la toile blanche – doit évidemment se lire, sans besoin de forcer l’étymologie, comme un véritable texte dans le texte. Posture à la fois critique et métacritique que celle de l’artiste, qui à partir d’un certain nombre de jeux sur le sens, indique les enjeux cruciaux de son opération qui ne consiste rien moins qu’à tenter de réécrire un monde, le monde postmoderne, conçu un peu à la manière du tout-monde d’Édouard Glissant.
Privilégier le disparate de la vie, révéler la pluralité des appartenances tout en mettant l’accent sur les clivages, signifie pour José Legrand explorer les potentialités infinies du quadrillage, de la grille, de la cage afin d’exprimer un monde fait, certes, de pièces rapportées (“ nous sommes un peuple de races bout à bout ”, écrivait en 1975 le poète guyanais Élie Stephenson), mais surtout de renvoyer avec insistance à un univers carcéral.
Comment dès lors traduire une réalité morcelée, rendue plus hétérogène encore par les récents flux migratoires, comment se délester du lourd tribut du passé - aussi mortifère qu’un còmò maré – et témoigner de la façon dont la mémoire habite un peuple ?
José Legrand s’est engagé sans demi-mesure dans un projet qui remet en cause les idées reçues et l’impensé colonial. Sur les couleurs vives, en particulier les rouges et les orangés éclatants, du madras classique, il n’hésite pas à marquer sa dénégation, à démystifier à grands coups de signaux noirs un pseudo-ordre aliénant car imposé de l’extérieur. La réélaboration des références culturelles détournées de leur symbolique d’origine laisse place à un madras éclaté, aux contours enfin libérés, seul capable de rendre compte de l’imaginaire collectif d’un peuple en devenir.
Une réelle force de contestation réside dans cette opération d’autant plus difficile que, plus que tout autre, la Guyane est une terre marginalisée, opération qui consiste à restituer les différents niveaux de stratification où se joue le sens en appréciant l’incidence et les enjeux qu’une telle pratique peut avoir à la fois dans le champ culturel actuel et, bien au-delà, dans sa dimension transhistorique.
“ Du fait de sa mosaïque constitutive la créolité est une spécificité ouverte ”, nous ont enseigné les auteurs de l’Éloge dès 1979, et s’il n’est pas toujours aisé d’en saisir le dynamisme, une œuvre comme celle de José Legrand, fondée sur un travail en épaisseur jusque dans l’intertexte de ses tissus, peut s’entendre à la fois comme un hommage à une terre et à ses habitants et comme une invite, abandonnant toute attitude passive, à nous livrer enfin à ce que les écrivains de la Créolité ont appelé “ une lecture librement artistique du monde dans lequel nous vivons ”.
Marie- José Hoyet Rome, 12 mai 2003
JOSE LEGRAND, LE MARQUEUR D’EMPREINTES
Par Raphaël CONFIANT
né à la Martinique en 1951
Auteur de nombreux romans, essais ou poèmes
Raphaël CONFIANT est aujourd'hui l'un des Chef de file
du mouvement de la créolité
Il est certains artistes à propos desquels on hésite à employer le mot « esthétique » tant ce dernier résonne joliment, « gréco-latinement » pourrait-on dire : José Legrand est de ceux-là. J’ai connu celui que je qualifierai de « marqueur d’empreinte »__comme on dit des écrivains de la Créolité qu’ils sont des « marqueurs de parole »__dès ses tout premiers pas, dans les années 70 du siècle qui vient de s’achever, dans la bourgeoise cité du Roi René, Aix-en-Provence. Ce qui m’a immédiatement frappé chez lui : le feu de son regard, traversé de lueurs d’ironie ; la douceur de sa voix, chargée de brusques orages. En lui, non pas le Nègre-marron mythique des petits-bourgeois qui vivent par procuration une geste qu’ils magnifient (dans leurs écrits, leurs chansons ou leurs toiles) mais dont ils ne seraient pas prêts à faire l’expérience une seule seconde, mais bien l’Homme-Saramaka-debout-dans-l’éternité-du-fleuve, l’Homme-Emérillon-tapi-flêches-déployées-dans-la-forêt-amazonienne, l’Homme-Créole-énergie-de-la-pure-survie-dans l’Habitation-et-le placer. Trois identités contradictoires, sauvages presque, qui font de José Legrand une boule de nerfs contenue qui explose sur le matériau qu’il travaille.
EMPREINTES DE LA REVOLTE
Ses premières œuvres travaillent l’empreinte photographique qu’ils s’efforcent de détourner de leur côté voyeur et esthétisant. Du cadavre du jeune militant Marie-Louise, corps boursouflé jeté par les gendarmes sur une plage de roches de la côte atlantique de la Martinique à la photo__publiée par « Paris-Match »__ d’une gerbe de mains d’anticolonialistes antillais tenant à bout de bras un drapeau français qui brûle en passant par l’austère visage de Frantz Fanon, l’artiste a voulu dégager l’indélébile. Ce qui reste quand on a tout oublié. La marque qui dure et qui jure avec l’instantané de la photo. Cela exige d’évacuer les couleurs et de jouer sur le noir, le gris et le blanc, chacune pouvant évoquer, tour à tour, chez lui, le deuil, la pureté, la tristesse ou le courage. Legrand a cherché à épuiser le réel, à le vider de sa charge de futilité. « Perpétuer l’insupportable » écrit-il lui-même, superbement.
Peu à peu, il a investi la vérité de son propre corps et qui dit mieux cette dernière que notre ombre, celle qui nous suit pas à pas, notre vie durant, sans que jamais nous ne puissions lui faire face ? S’appuyant sur la technique du photogramme (ombre elle-même de la photo), il donne à voir des corps fantomatiques et disloqués, des silhouettes à la blancheur implacable, symbole du vide, de l’effacement, sur des fonds d’un noir également sans concession. Ces montages peuvent investir n’importe quel lieu, privilégiant les coins de mur, les rues désertées, les sols pavés d’angoisse muette. On imagine l’artiste les montant, démontant, remontant presque à la sauvette, fragiles structures qui peuvent se plier et s’emporter sous le bras, tel un viatique, et qui de ce fait, peuvent investir n’importe quel lieu. Partout, Legrand veut laisser l’empreinte de nos mémoires raturées, disséminer les traces que des siècles d’ignominie se sont employées à effacer. Empreintes volontairement inachevées, qui nous interrogent, nous obligeant à les compléter. A nous reconstruire. Car l’Ombre est nue comme on dit le roi est nu. Nous voilà face à cette vérité que nous refusons d’affronter ! Créatures suffisantes fabriquées de toutes pièces par un colonialisme hier violent, aujourd’hui sournois.
EMPREINTES-HAPPENING
Très vite, José Legrand passe à l’action directe, au happening. Il ne découpe plus de photos dans des journaux pour les détourner, il les fait lui-même pour n’en conserver que les tirages (leur envers donc !) qu’il photocopie ensuite avant de les réimprimer sur un support de carton. Ces transformations successives, faites en temps réel, visent sans nul doute à représenter, au sens étymologique du terme, celles qui affectèrent nos corps d’Africains déportés. Et c’est le produit fini de cette assimilation, Félix Eboué, général noir guyanais, héros de la France Libre (et de la Guyane Captive), grand ami du Général De Gaulle, statufié au beau mitan de Cayenne, qui en fait le premier les frais. L’artiste, buste nu, se fait enchaîner en plein jour au monument qu’il prend soin de recouvrir d’un drap sombre, puis photographier, toujours en noir et blanc, avant d’accoler quatre tirages d’une force étonnante. L’œil passe progressivement de la gloire à l’ombre, de l’arrogance au néant, de l’officier créole à l’uniforme bardé de médailles à la simple découpe d’une créature informe, le tout hiéropglyphé par en dessous grâce à des extraits du plan du métro parisien (afin de rappeler qu’Eboué est le nom d’une de ses stations).
Passeront au travers de ce filtre subversif, une convocation à accomplir le Service National dans l’armée française accompagnée d’une reproduction à l’identique, dix fois de suite, de deux images terribles : celle d’un esclave enchaîné et celle d’un tirailleur sénégalais…agressant un soldat allemand ; une mise en scène de la chanson « Le temps des colonies », succès hexagonal sans précédent, du chanteur raciste Michel Sardou. Si les premiers mots disent « Moi, monsieur, j’ai fait la Colo/ Dakar, Conakry, Bamako/ Moi, monsieur, j’ai eu la belle vie », la pochette du disque exhibe (provocation ou ironie involontaire), le titre du deuxième « tube » : « Je vous ai bien eus » ! ! ! ; la désacralisation de la fameuse « Renaissance » européenne (dont il orthographie les deux « s » à la manière nazie), contemporaine de l’expansion coloniale et de la Traite des Nègres, par un jet d’urine de l’artiste lui-même sur ce que cette époque a de plus emblématique : « La Joconde ».
EMPREINTES DE LA DEPOSSESSION DE SOI
A l’occasion d’un événement fortuit (la troisième opération à cœur ouvert de son jeune frère), José Legrand, qui hantait les couloirs vides de l’hôpital où il se déroulait, en est venu à méditer sur sa propre personne. Peu à peu, il découvre que l’attente est l’une des conditions premières d’existence de l’être colonisé. Ici, l’artiste privilégiera le gris, couleur de l’indécis, du transitoire, couleur funèbre, inquiétante. La mine de plomb remplacera alors le pinceau. Le carton, avatar (au sens hindouiste du terme) du papier, la toile, trop noble. Attente, dépossession, asphyxie progressive, inexorable, sont exprimées dans des séries de quadrillages dans lesquels l’artiste, une fois de plus, se met lui-même en scène. Il y a là une rage iconoclaste à détruire les couleurs comme Aimé Césaire, un demi-siècle plus tôt raturait les vers exotisant des poètes régionalistes antillais amateurs de ciel bleu, de colibris et de belles doudous. Comme Senghor déchirait les rires Banania sur les murs de France. Négritude douloureuse mais combative, « pensée sauvage » au sens où l’entend Lévi-Strauss, non encore domestiquée, rebelle. José Legrand grisaille, quadrille, colle, monte, démonte, recherchant inlassablement le point de rupture : celui où l’Etre enfin se dévoile dans sa nudité. Point jamais atteint bien sûr. Quête toujours inachevée mais jamais abandonnée. Car, jamais, l'attente n’a signifié le désespoir ni la résignation. Jamais.
L’EMPREINTE DU MADRAS
Si au départ de sa carrière (mot horrible qui convient si peu à cette tension vitale toujours inquiète, toujours révoltée), José Legrand a paru se défier de l’univers créole et de ses signes, voici que vingt ans après son retour au pays natal, il redécouvre notre emblème fondamental : la toile-madras. Elle fut tellement folklorisée qu’on en oublie presque qu’elle fut apportée par ces dizaines de milliers d’immigrants hindous qui furent déportés aux Antilles et dans les Guyane afin de remplacer les Nègres dans les champs de canne à sucre, une fois l’esclavage aboli. L’histoire de ce tissu, des clans écossais en rébellion contre l’oppression anglaise aux fichus et foulards si fiers des négresses créoles en passant par les comptoirs britanniques de l’Inde où des hordes d’Intouchables esquintaient leur vie dans les filatures, est celle d’un quadrillage de l’imaginaire. Chaque trait, chaque carré, chaque rectangle, dans leurs couleurs violentes, témoignent d’une volonté, celle d’imposer la loi du plus fort. Le tissu-madras est à la fois oppression et libération, tendresse et désespoir. José Legrand le déstructure, rend encore plus insupportable sa contradictoire nature et, final de compte, nous la restitue dans sa Créolité. Il l’amène au bord de cet instant où il suffirait de peu pour que nous acceptions de devenir ce que nous sommes et cessions de mimer ce que nous ne sommes pas.
L’ARTISTE SUBVERSIF
Au-delà des différents cheminements de José Legrand, de ses tâtonnements, de ses expérimentations et de ces audaces provocatrices, il y a la volonté de faire du spectateur, non pas simplement un « regardeur », un admirateur ; mais un participant à la création qui s’offre à lui et c’est la raison de cette marge d’inachevé que se réserve l’artiste. Là, dans ce no mans’land, impossible de trouver immédiatement un centre, une accroche à partir de laquelle interpréter l’œuvre. Cette dernière multiplie les centres, les supports, se décentre elle-même dirait-on, nous obligeant à inventer des repères inédits, à inventorier nos craintes, à arpenter nos doutes, bref à cesser de dévier de notre vérité brute : celle de colonisés satisfaits.
L’œuvre de José Legrand travaille à nous dé-voiler.
Raphaël CONFIANT
Par Mme Veerle Poupeye Rammelaere
Professeur au « Center for Latin American and Caribbean » à New York.
Auteur d’essais sur les artistes de la Caraïbe notamment en Jamaïque où elle a travaillé pendant 18 ans.
Et d’un ouvrage sur l’art contemporain dans la Caraïbe :
« Carribean Art ». - Art and architecture, 1998;C’était en 1994, lors de la Deuxième Biennale de Peinture Caribéenne et Centre-américaine de St. Domingue, que j’ai eu la première occasion de voir l’œuvre de José Legrand. Il faisait partie de la délégation de Guyane Française, avec des tableaux en techniques mixtes qui utilisaient déjà le thème du madras, et il a présenté une conférence-diaporama sur son œuvre à laquelle j’ai assisté. J’ai été particulièrement frappée par ses œuvres conceptuelles datant des années 70, qui remettaient en question les politiques raciales, colonialistes et culturelles sous une forme graphique hardie qui me faisait penser aux œuvres que des artistes noirs britanniques tels que Keith Piper, Eddie Chambers et Sonia Boyce ont commencé à produire presque une décennie plus tard, dans les années 80. Je voulais en savoir plus sur cet artiste fascinant et sur la réception de son œuvre en Guyane et en France mais, comme c’est trop souvent le cas dans la région caribéenne, il s’est avéré difficile de rester en contact. Je suis donc ravie d’avoir enfin l’opportunité de contribuer au discours critique sur l’œuvre de M. Legrand.
Le ton, contenu et aspect visuel de la série d’œuvres Madras Como Maré de José Legrand peuvent sembler radicalement différents des œuvres qu’il a produites en France pendant les années 70, mais il y a une continuité. Une œuvre précoce en particulier mérite d’être mentionnée ici, un collage sur bois en techniques mixtes sans titre datant de 1976 (« Colonialisme et Culture – Nos Ancêtres les Gaulois »), qui a affronté de manière sardonique l’absurdité et la violence du système colonial français assimilationiste, par le biais duquel l’histoire du peuple colonisé fut remplacée par une mythologie nationale imposée de « francité » (blanche). La présence du madras dans la culture guyanaise est le résultat d’impositions similaires : inventé en Inde coloniale comme une version « hindouisée » en coton des motifs à carreaux des clans écossais, le tissu madras fut introduit en Guyane au milieu du dix-neuvième siècle comme élément du code vestimentaire imposé en relation à un système complexe de classification raciale, sociale et professionnelle. Mais contrairement aux « ancêtres gaulois » imaginaires, le madras est devenu une partie constitutive de l’identité culturelle guyanaise. Comme José Legrand l’a affirmé dans une interview en 2001 : « [L]e madras est le résultat d’une réalité coloniale de plusieurs siècles. Il est devenu une sorte d’objet identitaire : d’abord imposé, puis paradoxalement accepté – et ce, de façon inconsciente ... »
Au travers de son utilisation domestique et personnelle – allant d’objets utilitaires-décoratifs comme le patchwork connu sous le nom de konvwé aux tenues de fête spectaculaires – le tissu madras humble mais visuellement beau a été approprié de manière créative et transformé dans la culture guyanaise émergeante, devenant ainsi un signifiant puissant des négociations identitaires complexes et continues qui ont façonné la Caraïbe moderne. Sur ces processus, le critique culturel d’origine jamaïcaine Stuart Hall a écrit :
L’identité culturelle n’est jamais produite à partir de rien. Elle est produite à partir des expériences historiques, des traditions culturelles, des langues perdues et marginales, des expériences marginalisées, des peuples et histoires qui restent à écrire. Voilà les racines spécifiques de l’identité. D’autre part, l’identité elle-même n’est pas la redécouverte de ces racines, mais de ce qu’elles, en tant que ressources culturelles, permettent à un peuple de produire. L’identité n’est pas dans le passé à retrouver mais dans le futur à construire. Et je dis cela non pas parce que je pense donc que les peuples caribéens peuvent un jour abandonner l’activité symbolique qui consiste à essayer d’en savoir plus sur le passé d’où ils sortent, parce que c’est uniquement de cette manière-là qu’ils peuvent découvrir et redécouvrir les ressources au travers desquelles l’identité peut être construite. Mais je reste profondément convaincu que leurs identités pour le vingt-et-unième siècle ne se définiront pas en prenant littéralement les vieilles identités, mais en utilisant les patrimoines culturels extraordinairement riches et complexes que l’histoire leur a
légués, comme autant de musiques différentes à partir desquelles un son caribéen pourrait un jour être produit.[1]
Le madras est, indéniablement, une telle ressource culturelle au travers de laquelle des identités peuvent être, et ont déjà été, négociées.
La Guyane n’est pas, bien entendu, le seul endroit où le madras est devenu une partie de la culture créole : on le trouve à travers la Caraïbe non-hispanique où il est largement reconnu comme un symbole de l’identité créole. La poète jamaïcaine Louise Bennett (« Miss Lou »), dont la poésie pionnière en créole jamaïcain a donné à la langue vernaculaire la légitimation sociale et culturelle qui lui avait été refusée dans la Jamaïque coloniale, avait l’habitude de réciter son œuvre habillée de vêtements « traditionnels » en madras. Le madras est également fréquemment utilisé pour les «costumes nationaux » portés par les reines de beauté caribéennes et les travailleurs de l’industrie du tourisme, pour la fabrication de souvenirs et pour le décor intérieur des boutiques de cadeaux. Dans de tels contextes commerciaux et promotionnels, le madras est devenu un élément banal de « l’emballage » du produit Caraïbe destiné à la consommation externe. Même les utilisations nationalistes et politiquement inspirées du madras se sont souvent détériorées en une nostalgie simpliste et essentialiste, qui ne traduit pas sa signification culturelle complexe et contradictoire.
José Legrand, par contraste, évite le nostalgique ou l’exotique et reconnaît plutôt la nature profondément subversive des processus d’appropriation et de transformation qui ont fait du madras une « ressource culturelle » déterminante dans la Caraïbe. Il reconnaît, pour reprendre l’expression de Jamaica Kincaid, qu’ « il y a un monde de quelque chose » dans le madras et en fait l’objet d’une série multidimensionnelle d’interrogations critiques et esthétiques, dans lesquelles le madras est déconstruit, agrandi et, finalement, reconstitué dans des motifs ouverts ressemblant à des puzzles et rappelant le konvwé. Utilisé ainsi, le madras devient un outil critique subtile mais puissant contre le pouvoir disciplinaire du colonialisme qui autrefois imposait le madras comme élément d’un code vestimentaire, contre l’assimilation culturelle avec la France métropolitaine, contre les forces homogénéisantes de la mondialisation et contre un environnement artistique souvent indifférent et sans imagination.
Le statut politique et géographique unique de la Guyane comme département français d’outre-mer situé sur le continent sud-américain l’amène souvent à être perçue à l’écart du reste de la Caraïbe, beaucoup plus que les îles de la Martinique ou de la Guadeloupe. Cependant, en tant qu’historienne de l’art spécialisée dans l’art caribéen, basée en Jamaïque ces dix-neuf dernières années, je ne peux conclure cet essai sans faire référence à la place qu’occupe José Legrand au sein du contexte élargi de l’art caribéen. Je ne connais pas d’autres artistes caribéens ayant utilisé le madras de manière comparable, mais son utilisation critique, synecdochique de « ressources culturelles » caribéennes historiques appelle à une comparaison avec les installations sucrières de Marc Latamie, l’iconographie ironique de l’époque post-coloniale de Trinidad de Christopher Cozier ou les appropriations du schéma de bateau négrier et des timbres coloniaux britanniques de David Boxer, pour ne citer que trois artistes originaires de la Martinique, de Trinidad et de la Jamaïque respectivement Espérons qu’il sera un jour possible de transcender les barrières linguistiques, politiques et géographiques et de placer l’œuvre des artistes caribéens et les publics qui s’interrogent sur des thèmes similaires dans un dialogue plus soutenu et productif.
[1] Stuart Hall, « Negotiating Caribbean Identities, » in Brian Meeks and Folke Lindahl, eds, New Caribbean Thought (Kingston, Jamaica, 2001), 37-38.
L’engagement, l’irréductible
Par Giovanni Joppolo :
Critique d’art.
Auteur des ouvrages suivants :
« Critique d’art en question ». - L’harmattan, 2000.
« Le matiérisme dans la peinture des années quatre-vingt » . – L’harmattan, 1999.
Découvrir le travail d’un artiste consiste aussi à prendre acte de la posture morale d’un être au monde.
Parmi les quelques textes que José Legrand m’a fait parvenir avec un ensemble de documents sur ses recherches actuelles, il y a un entretien qui s’inaugure par une question et une réponse.
À l’interlocuteur qui lui demande de parler de la place de la peinture dans notre société actuelle, l’artiste répond : « La peinture n’a aucune place particulière ; les peintres travaillent généralement plutôt dans un contexte hostile. ». Et Legrand d’ajouter plus loin : « Peindre devient un véritable engagement, une lutte pour la créativité et contre l’environnement dominant. »
Ce constat lucide d’une situation de vie, de pensée et de travail est parfaitement lisible dans la série récente que l’artiste réalise sur le thème du madras dont il évalue la portée historique en le définissant comme étant le « résultat d’une réalité coloniale de plusieurs siècles ».
Le choix de la répétition - de ce qui constitue la différence de chaque geste et signe produits dans l’apparence de la similitude – traduit une manière unique et irremplaçable de vivre sa présence au monde, et il s’agit bien là d’un principe qui régit l’art terrestre depuis ses toutes premières manifestations. Mais inscrire la démarche de José Legrand dans un si vaste ensemble reviendrait à évoquer les toutes premières empreintes de mains préhistoriques. Sans remonter si loin, il est possible de s’interroger sur des pratiques artistiques du vingtième siècle qui font appel à la réitération, au motif, dans des perspectives à chaque fois différentes.
Commençons par un réseau de significations dont la lecture serait décontextualisée, là où le madras rejoindrait un univers géométrique de verticalité et d’horizontalité. Dans cette optique « hors contexte guyanais », la série « Madras Como Maré » - qui vient à la suite de la série « Sous les cocotiers la grisaille » - engage le spectateur dans l’abîme d’un territoire sans objet, si ce n’est la présence d’une trame signifiant l’illimité et d’un logo qui réitère cette dimension sans limite dans la géométrie sensible et la neutralité subjective des lettres de l’alphabet inscrites à la main.
Le projet de Legrand rejoindrait alors celui de Malevitch lorsque ce dernier écrit à propos de son œuvre « Carré noir sur fond blanc » de 1913 : « L'ascèse vers les sommets de l'art non-objectif est épuisante et pleine de tourments, et pourtant elle rend heureux. Les contours de l'objet disparaissent pas à pas et, enfin, le monde des concepts objectifs - "tout ce que nous avons aimé et pour lequel nous avons vécu" - devient invisible. Il n’y a plus d'"images de la réalité", il n'y a plus de représentations idéales, il n'y a rien d'autre qu'un désert ! Ce désert est cependant rempli de la sensibilité inobjective qui le pénètre tout entier. »
Nous pourrions ajouter à cette hypothèse « carré noir de Malevitch », celle des « fentes » de Lucio Fontana, des « monochromes » d’Yves Klein et de la « suite numérique » de Roman Opalka, c’est-à-dire des propositions qui sont toutes de nature métaphysique.
Mais si cette lecture des « madras » de José Legrand (dont plusieurs sont carrés) apparaît comme étant une interprétation séduisante et plausible, il n’est pas sûr qu’il s’agisse bien là du projet voulu par l’artiste. Mais en sommes-nous totalement sûrs ? En effet, si la référence à Malevitch sous-entend une quête métaphysique (et cette préoccupation est au coeur de toute la recherche de l’artiste russe, et il en va de même pour Fontana, Klein et Opalka), il y a dans le « madras » de Legrand la présence très contextuelle de l’imposition coloniale qui par un arrêté de 1839 autorise l’introduction en Guyane des madras de l’Inde, trame qui quadrillera l’imaginaire créole tel un diktat divin (et dans le terme antillais « béké » – désignant le maître blanc - il y a bien sûr enfoui la signification de dieu-dictateur). En d’autres termes, si dieu il y a dans les « madras » de Legrand, il s’agit bien d’un dieu constricteur qui se contextualise dans l’image de la bureaucratie coloniale.
Le travail de José Legrand s’applique à démonter-détisser cette trame du madras afin que la réappropriation s’avère dans la gestualité subjective et la couleur sensible, afin qu’à travers le « Konvwé » (patchwork) s’accomplisse la reconstruction de l’identité, le rassemblement des éléments épars, de cette part de vitalité que le colonialisme a démembré et équarri.
Toujours dans la sphère de la réitération, du motif et du module, l’art occidental a trouvé la quintessence du désir de structuration à travers une œuvre telle que celle de Daniel Buren. Dispositif plastique impitoyable de quadrillage de tout espace intérieur ou extérieur, les bandes de Buren sont un témoignage ironique des limites extrêmes d’une époque hantée par le besoin de tout encadrer, de tout gérer dans des lieux d’exposition culturo-administrative où triomphe la pénurie de l’imaginaire.
Mais si l’œuvre de Buren s’inscrit dans l’ironie du mimétisme et dans la sur-représentation (déconstruction) d’un type d’espace constricteur, les réitérations sensibles et gestuelles de Legrand rendent quant à elles hommage à toutes les démarches d’économie journalière et domestique en les enrichissant du pouvoir de devenir des témoignages esthétiques de libération individuelle.
Entre les horizontales et les verticales de la grille « madras », entre la peinture et le goudron d’où émergent tout en s’immergeant les lettres subjectives « madras coco maré », l’artiste désenfouit les racines, les rhizomes et les meurtrissures qui sont à la fois les siennes et celles du continent américain.
Il s’agit là d’un art qui propose au spectateur un récit à la fois petit (au sens d’individuel et propre à l’artiste lui-même) et grand (celui de toute la communauté humaine), il s’agit bien là d’un art qui « oppose à la transparence des modèles l’opacité ouverte des existences non réductibles », pour reprendre ce qu’écrit Édouard Glissant dans son « Traité du tout-monde », lorsqu’il réclame pour chacun ce qu’il nomme le « droit à l’opacité », à l’irréductibilité.
Le travail de José Legrand pose en définitive la question de la pertinence d’une recherche abstraite allant au-delà du formalisme, c’est-à-dire la question de la possibilité d’une lecture de l’abstraction dans l’optique d’un engagement politique. Est-il possible de travailler à partir d’une trame abstraite répétitive (dans la sphère du motif) en se référant au politique et à l’idéologique ?
Dans son urgence et son engagement face à cette question, José Legrand me conduit vers le souvenir d’une peinture de jeunesse singulière et emblématique produite par l’artiste américain Robert Motherwell. Son tableau peint entre 1941 et 1944 s’intitule « The Little Spanish Prison » (la petite prison espagnole), en référence à la guerre civile espagnole. Il s’agit d’une peinture à l’huile où sur un fond jaune citron se dessinent six bandes verticales de couleur blanche nuancée et une petite barre horizontale magenta, le tout peint dans une géométrie libre et sensible. Ce tableau fait coïncider une géométrie en rappel lointain de Mondrian avec la réalité des barreaux de prison qui enferment le jaune du drapeau espagnol
C’est dans ce double engagement de l’œil et de l’esprit que se meut le travail de José Legrand, irréductible.
Le continent qu’il habite n’est ni jeune, ni conquis. Irrigué d’histoires et de séismes, de terreurs et d’équarrissages, de métissages et d’hybridations bénéfiques, le territoire dans lequel se meut José Legrand possède sans doute aujourd’hui le terrible privilège de devoir nous indiquer la trace à suivre afin que se tisse une nouvelle humanité plurielle inscrite dans la justesse sensible du geste, du signe et de la pensée.
Giovanni Joppolo (mars 2003)
Jeux et enjeux de quelques variations
sur le thème dans l’œuvre de José Legrand
par Marie -josé Hoyet
Et ceci en premier lieu parce que quasiment toutes ces toiles incluent leur légende dans l’espace du tableau, pratique esthétique ancienne que l’artiste reprend à son compte pour affirmer son parti-pris narratif et surtout pour créer un effet de détournement, voire de retournement de sens : soulignant le lien étroit entre calligraphie et image, la mise en relation du texte écrit et du texte peint qui doivent faire corps pour produire un sens, produit ici un sens autre.
L’évocation du cocotier qui fait partie du paysage quotidien de tout lieu exotique est récurrent dans les ouvrages des voyageurs européens qui se sont rendus dans l’aire caraïbe au XIXe siècle et continue d’alimenter les stéréotypes touristiques du XXe et du XXIe siècles. Ainsi à partir d’un élément local (on songe aux cartes postales représentant la place des Palmistes à Cayenne ou la Savane à Fort-de-France), l’artiste entend aller explicitement au-delà de la façade exotique qui masque un univers combien problématique. De plus, le titre se fait l’écho d’un slogan politique - la phrase-clé de mai 1968 n’était-elle pas “ sous les pavés, la plage ” ? - dont le sens est inversé. Si la contestation n’a pas tenu ses promesses, que dire des jardins tropicaux et que faire de ces clichés longs à mourir sinon en montrer les effets pervers, en utilisant significativement la langue française ?
De même, dans la deuxième série, à partir du madras, s’accomplit une démarche analogue, mais plus complexe et plus codifiée. De la symbolique universelle que porte inévitablement en soi toute image de végétation luxuriante opposée à la grisaille du réel quotidien (bien que contrairement à la Guadeloupe et à la Martinique, ce troisième département français d’Amérique qu’est la Guyane ne jouisse pas du même statut dans l’imaginaire européen), l’artiste se concentre sur un autre élément typique du patrimoine caribéen : le madras. Il nous invite alors à faire un long voyage à rebours dans le temps et dans l’espace, dans une histoire stratifiée dont non seulement il est encore aujourd’hui impossible de faire abstraction mais qui au contraire doit être envisagée avec un regard neuf. Des Indes orientales où naît cette étoffe colorée et précieuse (sur commande expresse des Anglais), en passant par les différents comptoirs de la célèbre Compagnie et les hasards de l’occupation des territoires insulaires par les puissances européennes, le madras débarque aux Indes occidentales pour s’y installer définitivement. Objet folklorique et aujourd’hui désuet, appartenant à une époque révolue, le madras a une histoire qui change de signification en fonction du lieu où on l’observe. Arboré fièrement par les descendantes des esclaves, le “ mouchoir de tête ” des doudous antillaises se retrouve également dans le célèbre refrain créole “ Adieu foulards, adieu madras ” que l’on chantait lors des séparations portuaires pour célébrer - nostalgiquement - la femme abandonnée. Partie intégrante de la vieille imagerie coloniale, il récupère de ce fait, en même temps qu’il s’inscrit fortement dans le champ référentiel caribéen, une de ses composantes essentielles qu’on a trop souvent tendance à occulter, à savoir sa dimension africaine.
Enraciné sans conteste dans l’humus guyanais et projeté d’emblée dans une réalité extra-européenne, le discours de José Legrand se construit au carrefour de multiples références. Il se fait avant tout questionnement permanent d’une mémoire qui – quelles que soient les réticences de la France à l’affronter – en convoquant l’histoire et la géographie inscrit délibérément sa démarche dans un horizon postcolonial.
Le choix de la langue créole, pour cette deuxième série, témoigne d’un enracinement plus spécifique dans le vécu local en même temps que la concision des paroles attire l’attention sur le message quelque peu mystérieux qu’il est possible de percevoir de plusieurs manières : en se laissant porter par la magie des mots à consonnance étrangère pour les non natifs de la région (mare : mer en italien, como ou komo : société secrète chez les Bambaras du Mali, etc.), ou bien en le décryptant pour en faire émerger toute la violence.
Le madras ainsi revisité renoue avec sa composante populaire et devient, grâce à la valorisation de la matrice créole, une icône tout à fait neuve.
La totalité des toiles qui composent la série des madras pourrait se concevoir – au-delà de la référence explicite au patchwork sur laquelle José Legrand s’est exprimé à plusieurs reprises – selon un processus de mise en abyme, comme un grand madras qui en contiendrait de nombreux autres. En effet, la partition de l’espace en rectangles, qui vont le plus souvent par quatre ou par six, constitue des unités dont chaque élément se fait l’écho d’un autre, jusqu’à épuisement des possibles, de même que le nouveau madras peint – quelque peu irrégulier, défait, effiloché et sali par les traces de goudron sur la toile blanche – doit évidemment se lire, sans besoin de forcer l’étymologie, comme un véritable texte dans le texte. Posture à la fois critique et métacritique que celle de l’artiste, qui à partir d’un certain nombre de jeux sur le sens, indique les enjeux cruciaux de son opération qui ne consiste rien moins qu’à tenter de réécrire un monde, le monde postmoderne, conçu un peu à la manière du tout-monde d’Édouard Glissant.
Privilégier le disparate de la vie, révéler la pluralité des appartenances tout en mettant l’accent sur les clivages, signifie pour José Legrand explorer les potentialités infinies du quadrillage, de la grille, de la cage afin d’exprimer un monde fait, certes, de pièces rapportées (“ nous sommes un peuple de races bout à bout ”, écrivait en 1975 le poète guyanais Élie Stephenson), mais surtout de renvoyer avec insistance à un univers carcéral.
Comment dès lors traduire une réalité morcelée, rendue plus hétérogène encore par les récents flux migratoires, comment se délester du lourd tribut du passé - aussi mortifère qu’un còmò maré – et témoigner de la façon dont la mémoire habite un peuple ?
José Legrand s’est engagé sans demi-mesure dans un projet qui remet en cause les idées reçues et l’impensé colonial. Sur les couleurs vives, en particulier les rouges et les orangés éclatants, du madras classique, il n’hésite pas à marquer sa dénégation, à démystifier à grands coups de signaux noirs un pseudo-ordre aliénant car imposé de l’extérieur. La réélaboration des références culturelles détournées de leur symbolique d’origine laisse place à un madras éclaté, aux contours enfin libérés, seul capable de rendre compte de l’imaginaire collectif d’un peuple en devenir.
Une réelle force de contestation réside dans cette opération d’autant plus difficile que, plus que tout autre, la Guyane est une terre marginalisée, opération qui consiste à restituer les différents niveaux de stratification où se joue le sens en appréciant l’incidence et les enjeux qu’une telle pratique peut avoir à la fois dans le champ culturel actuel et, bien au-delà, dans sa dimension transhistorique.
“ Du fait de sa mosaïque constitutive la créolité est une spécificité ouverte ”, nous ont enseigné les auteurs de l’Éloge dès 1979, et s’il n’est pas toujours aisé d’en saisir le dynamisme, une œuvre comme celle de José Legrand, fondée sur un travail en épaisseur jusque dans l’intertexte de ses tissus, peut s’entendre à la fois comme un hommage à une terre et à ses habitants et comme une invite, abandonnant toute attitude passive, à nous livrer enfin à ce que les écrivains de la Créolité ont appelé “ une lecture librement artistique du monde dans lequel nous vivons ”.
Marie- José Hoyet Rome, 12 mai 2003
JOSE LEGRAND, LE MARQUEUR D’EMPREINTES
Par Raphaël CONFIANT
né à la Martinique en 1951
Auteur de nombreux romans, essais ou poèmes
Raphaël CONFIANT est aujourd'hui l'un des Chef de file
du mouvement de la créolité
Il est certains artistes à propos desquels on hésite à employer le mot « esthétique » tant ce dernier résonne joliment, « gréco-latinement » pourrait-on dire : José Legrand est de ceux-là. J’ai connu celui que je qualifierai de « marqueur d’empreinte »__comme on dit des écrivains de la Créolité qu’ils sont des « marqueurs de parole »__dès ses tout premiers pas, dans les années 70 du siècle qui vient de s’achever, dans la bourgeoise cité du Roi René, Aix-en-Provence. Ce qui m’a immédiatement frappé chez lui : le feu de son regard, traversé de lueurs d’ironie ; la douceur de sa voix, chargée de brusques orages. En lui, non pas le Nègre-marron mythique des petits-bourgeois qui vivent par procuration une geste qu’ils magnifient (dans leurs écrits, leurs chansons ou leurs toiles) mais dont ils ne seraient pas prêts à faire l’expérience une seule seconde, mais bien l’Homme-Saramaka-debout-dans-l’éternité-du-fleuve, l’Homme-Emérillon-tapi-flêches-déployées-dans-la-forêt-amazonienne, l’Homme-Créole-énergie-de-la-pure-survie-dans l’Habitation-et-le placer. Trois identités contradictoires, sauvages presque, qui font de José Legrand une boule de nerfs contenue qui explose sur le matériau qu’il travaille.
EMPREINTES DE LA REVOLTE
Ses premières œuvres travaillent l’empreinte photographique qu’ils s’efforcent de détourner de leur côté voyeur et esthétisant. Du cadavre du jeune militant Marie-Louise, corps boursouflé jeté par les gendarmes sur une plage de roches de la côte atlantique de la Martinique à la photo__publiée par « Paris-Match »__ d’une gerbe de mains d’anticolonialistes antillais tenant à bout de bras un drapeau français qui brûle en passant par l’austère visage de Frantz Fanon, l’artiste a voulu dégager l’indélébile. Ce qui reste quand on a tout oublié. La marque qui dure et qui jure avec l’instantané de la photo. Cela exige d’évacuer les couleurs et de jouer sur le noir, le gris et le blanc, chacune pouvant évoquer, tour à tour, chez lui, le deuil, la pureté, la tristesse ou le courage. Legrand a cherché à épuiser le réel, à le vider de sa charge de futilité. « Perpétuer l’insupportable » écrit-il lui-même, superbement.
Peu à peu, il a investi la vérité de son propre corps et qui dit mieux cette dernière que notre ombre, celle qui nous suit pas à pas, notre vie durant, sans que jamais nous ne puissions lui faire face ? S’appuyant sur la technique du photogramme (ombre elle-même de la photo), il donne à voir des corps fantomatiques et disloqués, des silhouettes à la blancheur implacable, symbole du vide, de l’effacement, sur des fonds d’un noir également sans concession. Ces montages peuvent investir n’importe quel lieu, privilégiant les coins de mur, les rues désertées, les sols pavés d’angoisse muette. On imagine l’artiste les montant, démontant, remontant presque à la sauvette, fragiles structures qui peuvent se plier et s’emporter sous le bras, tel un viatique, et qui de ce fait, peuvent investir n’importe quel lieu. Partout, Legrand veut laisser l’empreinte de nos mémoires raturées, disséminer les traces que des siècles d’ignominie se sont employées à effacer. Empreintes volontairement inachevées, qui nous interrogent, nous obligeant à les compléter. A nous reconstruire. Car l’Ombre est nue comme on dit le roi est nu. Nous voilà face à cette vérité que nous refusons d’affronter ! Créatures suffisantes fabriquées de toutes pièces par un colonialisme hier violent, aujourd’hui sournois.
EMPREINTES-HAPPENING
Très vite, José Legrand passe à l’action directe, au happening. Il ne découpe plus de photos dans des journaux pour les détourner, il les fait lui-même pour n’en conserver que les tirages (leur envers donc !) qu’il photocopie ensuite avant de les réimprimer sur un support de carton. Ces transformations successives, faites en temps réel, visent sans nul doute à représenter, au sens étymologique du terme, celles qui affectèrent nos corps d’Africains déportés. Et c’est le produit fini de cette assimilation, Félix Eboué, général noir guyanais, héros de la France Libre (et de la Guyane Captive), grand ami du Général De Gaulle, statufié au beau mitan de Cayenne, qui en fait le premier les frais. L’artiste, buste nu, se fait enchaîner en plein jour au monument qu’il prend soin de recouvrir d’un drap sombre, puis photographier, toujours en noir et blanc, avant d’accoler quatre tirages d’une force étonnante. L’œil passe progressivement de la gloire à l’ombre, de l’arrogance au néant, de l’officier créole à l’uniforme bardé de médailles à la simple découpe d’une créature informe, le tout hiéropglyphé par en dessous grâce à des extraits du plan du métro parisien (afin de rappeler qu’Eboué est le nom d’une de ses stations).
Passeront au travers de ce filtre subversif, une convocation à accomplir le Service National dans l’armée française accompagnée d’une reproduction à l’identique, dix fois de suite, de deux images terribles : celle d’un esclave enchaîné et celle d’un tirailleur sénégalais…agressant un soldat allemand ; une mise en scène de la chanson « Le temps des colonies », succès hexagonal sans précédent, du chanteur raciste Michel Sardou. Si les premiers mots disent « Moi, monsieur, j’ai fait la Colo/ Dakar, Conakry, Bamako/ Moi, monsieur, j’ai eu la belle vie », la pochette du disque exhibe (provocation ou ironie involontaire), le titre du deuxième « tube » : « Je vous ai bien eus » ! ! ! ; la désacralisation de la fameuse « Renaissance » européenne (dont il orthographie les deux « s » à la manière nazie), contemporaine de l’expansion coloniale et de la Traite des Nègres, par un jet d’urine de l’artiste lui-même sur ce que cette époque a de plus emblématique : « La Joconde ».
EMPREINTES DE LA DEPOSSESSION DE SOI
A l’occasion d’un événement fortuit (la troisième opération à cœur ouvert de son jeune frère), José Legrand, qui hantait les couloirs vides de l’hôpital où il se déroulait, en est venu à méditer sur sa propre personne. Peu à peu, il découvre que l’attente est l’une des conditions premières d’existence de l’être colonisé. Ici, l’artiste privilégiera le gris, couleur de l’indécis, du transitoire, couleur funèbre, inquiétante. La mine de plomb remplacera alors le pinceau. Le carton, avatar (au sens hindouiste du terme) du papier, la toile, trop noble. Attente, dépossession, asphyxie progressive, inexorable, sont exprimées dans des séries de quadrillages dans lesquels l’artiste, une fois de plus, se met lui-même en scène. Il y a là une rage iconoclaste à détruire les couleurs comme Aimé Césaire, un demi-siècle plus tôt raturait les vers exotisant des poètes régionalistes antillais amateurs de ciel bleu, de colibris et de belles doudous. Comme Senghor déchirait les rires Banania sur les murs de France. Négritude douloureuse mais combative, « pensée sauvage » au sens où l’entend Lévi-Strauss, non encore domestiquée, rebelle. José Legrand grisaille, quadrille, colle, monte, démonte, recherchant inlassablement le point de rupture : celui où l’Etre enfin se dévoile dans sa nudité. Point jamais atteint bien sûr. Quête toujours inachevée mais jamais abandonnée. Car, jamais, l'attente n’a signifié le désespoir ni la résignation. Jamais.
L’EMPREINTE DU MADRAS
Si au départ de sa carrière (mot horrible qui convient si peu à cette tension vitale toujours inquiète, toujours révoltée), José Legrand a paru se défier de l’univers créole et de ses signes, voici que vingt ans après son retour au pays natal, il redécouvre notre emblème fondamental : la toile-madras. Elle fut tellement folklorisée qu’on en oublie presque qu’elle fut apportée par ces dizaines de milliers d’immigrants hindous qui furent déportés aux Antilles et dans les Guyane afin de remplacer les Nègres dans les champs de canne à sucre, une fois l’esclavage aboli. L’histoire de ce tissu, des clans écossais en rébellion contre l’oppression anglaise aux fichus et foulards si fiers des négresses créoles en passant par les comptoirs britanniques de l’Inde où des hordes d’Intouchables esquintaient leur vie dans les filatures, est celle d’un quadrillage de l’imaginaire. Chaque trait, chaque carré, chaque rectangle, dans leurs couleurs violentes, témoignent d’une volonté, celle d’imposer la loi du plus fort. Le tissu-madras est à la fois oppression et libération, tendresse et désespoir. José Legrand le déstructure, rend encore plus insupportable sa contradictoire nature et, final de compte, nous la restitue dans sa Créolité. Il l’amène au bord de cet instant où il suffirait de peu pour que nous acceptions de devenir ce que nous sommes et cessions de mimer ce que nous ne sommes pas.
L’ARTISTE SUBVERSIF
Au-delà des différents cheminements de José Legrand, de ses tâtonnements, de ses expérimentations et de ces audaces provocatrices, il y a la volonté de faire du spectateur, non pas simplement un « regardeur », un admirateur ; mais un participant à la création qui s’offre à lui et c’est la raison de cette marge d’inachevé que se réserve l’artiste. Là, dans ce no mans’land, impossible de trouver immédiatement un centre, une accroche à partir de laquelle interpréter l’œuvre. Cette dernière multiplie les centres, les supports, se décentre elle-même dirait-on, nous obligeant à inventer des repères inédits, à inventorier nos craintes, à arpenter nos doutes, bref à cesser de dévier de notre vérité brute : celle de colonisés satisfaits.
L’œuvre de José Legrand travaille à nous dé-voiler.
Raphaël CONFIANT